lundi 21 juillet 2008

Tmazighte dans la constitution

Les implications juridiques et socio-institutionnelles de l’article 03 bis de la Constitution

Ali Brahimi


L’ordre constitutionnel algérien a connu une modification fondamentale. Tamazight a obtenu un statut de langue nationale à la suite d’une révision du texte constitutionnel par le suffrage des députés des deux chambres parlementaires réunies.
Comme tous les jalons concrétisés sur le long cheminement de la revendication de tamazight, cet acquis a survenu dans un contexte de grave crise institutionnelle et de formidable mobilisation pacifique de la population de Kabylie durant près d’un an. Encore une fois, hélas, la répression féroce, les dizaines de jeunes assassinés et les milliers de blessés et mutilés auront prouvé que la question de tamazight en particulier et la cause citoyenne en général sont éminemment politiques et interpellent les consciences sur la nature de l’Etat et donc du régime. L’ordre juridico-linguistique, fondé sur l’exclusion identitaire, culturelle et linguistique que l’Etat-nation a opposé à l’amazighité, a subi, à travers l’article 3 bis, la 1ère fissure sérieuse dans sa muraille idéologique hégémoniste. Même si le statut de langue nationale reste essentiellement symbolique, cette disposition met en exergue, au minimum, les incohérences et contradictions immédiates de certaines dispositions du droit positif algérien qu’il faudra bien harmoniser. L’obligation introduite à Ia charge de l’Etat de réhabiliter et promouvoir tamazight invite à une définition officielle de son contenu exact même si celui-ci ne semble pas, pour l’heure, destiné à dépasser le domaine de l’enseignement. Si le fait que l’officialisation différée traduit d’abord un état du rapport des forces dans la société et au sein du bloc au pouvoir, il est admis par les spécialistes et, de plus en plus, par l’opinion publique que le modèle de l’Etat-nation est et demeurera l’obstacle essentiel sur cette voie. Sur ce plan, l’alinéa 2 de l’article 3 bis qui évoque les variétés linguistiques régionales de tamazight est une esquisse intéressante de la nécessaire reconnaissance des différentes communautés culturelles régionales qui composent ce champ linguistique et culturel, reconnaissance dont il faudra bien faire bénéficier l’aire territoriale de l’arabophonie qui a, elle aussi, ses spécificités. C’est là une piste sérieuse pour asseoir la réflexion et l’action politiques et institutionnelles en vue de sortir définitivement de la crise de l’Etat-nation qui constitue le nœud gordien de l’imbroglio algérien. Il y a là un impératif catégorique d’autant que nous assistons à la montée en puissance des aspirations citoyennes à une démocratie participative dans laquelle l’émergence du paramètre local dominera l’avenir.
I) Rappels sur l’ordre juridico-culturel « antérieur » :
Le modèle de l’Etat-nation était une option largement profilée déjà dans le Mouvement national indépendantiste. En l’absence d’une réflexion sur la question d’un projet de société conforme à la sociologie algérienne, les dirigeants avait troqué « leur peau noire contre le masque blanc », selon la formule pertinente de F. Fanon. Le modèle français, qui a été imité, est un exemple unique dans le monde en matière de nivellement des diversités culturelle et linguistique. ll ne conçoit aucun ordre juridique en dehors du monopole de l’Etat sur la production du droit et considère qu’aucune réalité culturelle ou linguistique n’a droit de cité si elle n’est admise et octroyée par les dirigeants de l’Etat central. S’agissant de l’Algérie indépendante, ce jacobinisme ne s’est pas limité à la promotion et à l’exacerbation du centralisme d’Etat ou de l’exclusion culturelle. Les dirigeants algériens veilleront aussi à expurger le modèle importé de toutes ses valeurs républicaines et de ses mécanismes démocratiques. Cela convenait parfaitement à la tendance totalitaire imprimée au fonctionnement du mouvement de libération à la faveur de l’exacerbation des conditions de la lutte anticoloniale. Les maigres acquis seront régulièrement et recurremment attaqués ou remis en cause (chaire de Berbère de l’université d’Alger, interdiction de chanteurs...). ll n’y a jusqu’aux prénoms et toponymes qui n’aient été réglementés sévèrement pour anéantir la mémoire collective. Le passé était traqué jusque dans les signes alphabétiques du Tifinagh. La Chaîne Il représentait un résidu qui semblait longtemps promis à la disparition. Les différentes Constitutions feront de la langue arabe la seule et unique langue officielle et nationale. A défaut de pouvoir trouver dans la société la chimérique homogénéité linguistique rêvée, le pouvoir décidera de faire changer de langue à ses citoyens. L’arabisation touchera les fonctionnaires (1968 et 1973) puis le système éducatif (1976 )jusqu’à ce qu’en 1991, une loi fasse de l’usage de la seule langue arabe une obligation individuelle et un signe de souveraineté nationale assortis de sanctions pénales. Pourtant c’est à peu près à la même époque (quelques mois auparavant) que tamazight réalise ses premières intrusions dans l’ordre juridico-culturel de l’Etat-nation.
II) Les deux premières intrusions de l’amazighité : (1990-1995) :
Après la marche populaire du 25 janvier 1990, le MCB réussissait à arracher un département d’enseignement amazigh dans l’université de Tizi Ouzou. Même si cela n’était formalisé que par un arrêté ministériel, le fait est que c’est la première fois que la norme juridique, en Algérie, était sollicitée pour permettre et non pour interdire. Mieux, en l’espèce, il s’agissait de re permettre ce qui avait été interdit (la chaire de feu M. Mammeri), c’est-à-dire d’accepter un revirement sur des positions idéologiques présentées jusque-là comme irréversibles. Quelques années plus tard, en avril 1995, c’est un décret présidentiel qui va instituer le Haut commissariat à l’amazighité (HCA) après un boycott scolaire d’une année en Kabylie. Même s’il était facultatif et devait s’effectuer en dehors de tout statut juridique pour la langue, l’enseignement de tamazight était consacré par ce décret. Il reste que cette esquisse d’une place pour tamazight dans l’ordre juridico linguistique revêt le caractère d’une intrusion car elle ne résultait pas d’une révision claire et assumée de l’unicité de l’ordre juridico culturel découlant du jacobinisme officiel. L’entrée de tamazight dans le droit positif se fait hors de tout statut. L’inégalité avec la langue arabe en termes de norme juridique utilisée est flagrante, puisque l’acte réglementaire en usage pour tamazight est de loin inférieur aux normes constitutionnelles et législatives qui régissent la langue arabe. Autrement dit, et si l’on était dans un Etat de droit appliquant un contrôle strict de l’égalité et/ou de la constitutionnalité des actes réglementaires, ces acquis auraient facilement pu être annulés par un juge administratif ou par un Conseil constitutionnel au motif de leur contradiction avec l’ordre juridico linguistique de l’Etat-nation. Cela peut, bien sûr, prêter à sourire connaissant la soumission du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif en Algérie et le peu de valeur qu’attachent les dirigeants au droit. Ce serait pourtant oublier que la suppression de la chaire de Berbère de feu Mouloud Mammeri n’avait été possible, dans les années 1970, que parce que les niveaux de mobilisation sociale et d’un animisme idéologique le permettaient, ce qui marque encore une fois l’essence politique de la question. Le juriste et le sociologue savent que le choix de la technique juridique n’est pas neutre, celle-ci sacre ou fragilise l’objet de son intervention. Le fait est que la nature sensible et essentiellement politique de l’objet à réglementer se conjugue au caractère partie des solutions mises en œuvre (départements d’enseignement universitaire et HCA) pour se traduire par une espèce de compartimentage étanche de l’ordre juridico linguistique national. Ce trait d’humeur ou de rancune anti-amazigh se rencontre dans les divers textes dont l’harmonie juridique se trouve ainsi affectée. Fidèle à la stratégie d’exclusion par omission, en place depuis l’indépendance, le législateur évite de mentionner ou de se référer aux textes favorables à l’amazighité même lorsqu’il intervient sur des questions de politique linguistique et ce même dans les visas précédant les textes qu’il édicte. Ainsi, la charte panafricaine n’a jamais été référencée ou évoquée dans les lois et règlements édictés alors que le droit algérien considère les traités internationaux ratifiés comme égaux à la norme loi. On peut constater aussi que l’ordonnance de 1996 modifiant la loi de 1991 relative à l’arabisation ne vise ni ne mentionne nulle part le décret portant création du HCA pourtant promulgué un an auparavant en 1995. Ce compartimentage se trouve même dans l’esquisse d’ordre juridico linguistique amazigh né dans les années 1990. Ainsi le décret 97-149 du 10/05/1997 portant création d’une licence de langue et culture de tamazight n’a même pas visé les textes créant les deux départements d’enseignement de Tizi Ouzou et Béjaïa et encore moins le décret présidentiel portant création du HCA. Difficile de croire qu’il n’y a là dedans que de l’incompétence ou de l’étourderie techniques. Tout se passe comme si même lorsqu’elle accède aux bienfaits du droit produit par l’Etat. Tamazigh doit être cantonnée dans un monde juridique en quelque sorte parallèle à celui « officiel » qui domine la scène culturelle. Mais sommes-nous pour autant en présence d’un ordre juridique amazigh même parallèle ? Tout bien pesé, cela n’est pas évident. Nous sommes surtout en présence d’une situation juridique d’inégalité flagrante comparable à celle de la diglossie où une langue savante a pour fonction de dévaloriser et marginaliser la langue dominée. En effet, il n’est pas possible de parler, à ce stade, de naissance d’un ordre juridico linguistique amazigh. Un ordre juridique en matière de langue est un système cohérent global et multiforme dans lequel le statut juridique reconnu à la langue dans l’Etat et la société occupe le centre de la problématique. Le préambule de la Constitution de 1996, que d’aucuns ressortent souvent, possède surtout une valeur politique malgré le caractère suprême du texte qui le porte. Les clauses des traités de droit international ratifiés bien qu’admises en tant qu’égales de la loi algérienne sont trop générales et ne possèdent pas de mécanismes contraignants, d’une part, et, d’autre part, se heurtent à la conception néo-patrimoniale du pouvoir chez nos dirigeants. Force est de considérer qu’au lieu d’un ordre juridico-linguistique amazigh, il y a perturbation de l’ordre juridico linguistique de l’Etat-nation par des éléments d’une logique qui lui est étrangère et qui ne remettent pas fondamentalement en cause sa nature jacobine hégémoniste. Cette situation souligne surtout l’absence d’une stratégie linguistique cohérente sous-jacente et significative elle même de l’inexistence d’une volonté politique en la matière. C’est là une caractéristique que l’on retrouvera d’ailleurs même dans l’avènement et la formulation de l’article 3 bis.
III) Portée de l’art 3 bis :
Plusieurs remarques de forme et de fond peuvent être faites à la lecture de cet article.
a) Une formulation condescendante et décontextualisée : On peut regretter que le contexte politique caractérisé par la manœuvre et la répression opposées à une révolte citoyenne ait réduit la question, plus globale, de la politique linguistique au seul statut de langue nationale pour tamazight quand bien même la légitimité de cette cette revendication ne souffre d’aucun doute. En effet, à un niveau de responsabilité qui est celui de l’Etat et au-delà de la légitimité de cette cause, il s’agit de savoir quelle politique linguistique doit être celle d’un pays comme l’Algérie et quelle place doit occuper la culture en général dans la nécessaire intégration démocratique de la nation. Les réactions plutôt contrites des députés et sénateurs qui, après leur vote unanime du 8 avril 2002, ont plutôt laissé paraître de l’hostilité à l’encontre de langue tamazight, sont symptomatiques d’un Etat-nation qui même lorsqu’il concède, semble mal supporter ses reculs face à la contestation citoyenne, comme une femme qui n’admettrait pas les conséquences de sa ménopause. Nous sommes en présence d’un article 3bis, c’est-à-dire que l’on ne sort pas de la logique de compartimentage de l’ordre juridico linguistique national. Difficile de ne pas penser que tamazigh est une « langue bis ». Comme si tamazight et la langue arabe sont deux réalités destinées à vivre parallèlement l’une à côté de l’autre et non l’une avec l’autre. Le souci de la logique et de la cohérence dicte une refonte totale de l’article 3 et 3bis pour pouvoir assurer, dans un seul article. une certaine égalité formelle entre, au moins, les statuts de langue nationale de l’arabe et tamazight. D’aucuns rétorqueront qu’il existe une disposition constitutionnelle qui interdit de réviser l’article 3 lui-même et que donc il ne restait que la formule d’un article bis. Outre le fait que ce type de verrou avait déjà sauté pour « l’option socialiste irréversible » en 1989, c’est justement cette interdiction même qui ne laisse au tamazight qu’un statut de langue nationale bis. L’usage de l’adverbe « également » pour traduire assez fidèlement le mot arabe « aydhane » (aussi) rétablit mal l’égalité juridique censée régir deux langues nationales. Cette formulation laisse transpirer une nuance de condescendance, voire de tolérance. Or on n’est tolérant qu’envers ce qui gêne. Tolérance n’est pas tout à fait acceptation ou respect de l’autre tel qu’il est. Mais il n’en demeure pas moins que cet amendement constitue une avancée considérable au regard du passé récent.
b) L’article 3 bis, une avancée considérable : Prétendre que tamazight est déjà langue nationale de fait (ce qui est vrai) pour conclure que l’article 3 bis n’apporte rien de nouveau, c’est aller vite en besogne et oublier que le modèle juridique de l’Etat-Nation se caractérise justement par le fait qu’il considère comme inexistant toute réalité sociale qui n’est pas intégrée et consacrée par l’ordre juridique officiel. C’est certainement à ce type de conception du droit que Bourdieu pensait lorsqu’il affirmait que « le discours juridique est une parole créatrice qui fait exister ce qu’elle énonce » ou encore Carre Demalberg lorsqu’il dit que « le droit n’a d’existence que par l’Etat ». Même si le Conseil constitutionnel a raison de considérer que l’article 3 bis n’est techniquement pas anti-constitutionnel, même si l’on peut affirmer au sens littéral que l’art. 178 de la Constitution n’interdit que la révision de l’article 3, mais pas le rajout d’un article bis. Il y a là une remise en cause fondamentale de l’unicité linguistique qui caractérise jusque-là la politique officielle de l’Etat. Ce serait aussi démagogique de nier que ce statut de langue nationale consacré, qui plus est, par la norme constitutionnelle, n’offre pas enfin une couverture juridique sérieuse au début d’enseignement et d’institutionnalisations obtenus en 1995 par les accords du 22 avril entre le MCB et le gouvernement. Indéniablement, c’est là le rez-de-chaussée qui manquait pour le 1er étage arraché en 1995. Le mouvement associatif, engagé dans la lutte pour la réhabilitation et la promotion de la culture amazigh, trouve également une couverture et un point d’appui juridique réels pour se lancer la conquête d’autres acquis. Il est, par ailleurs, établi qu’en matière de langue, comme en toute chose, la reconnaissance légale améliore la représentation sociale de la langue chez et entre ses locuteurs et leurs vis-à-vis. Elle participe à améliorer les loyautés diverses qui sont les siennes rehaussant ainsi son prestige et sa fonction symbolique. Au plan idéologique et quelles que soient les incohérences et insuffisances de forme et de fond, l’article 3 bis est un bouleversement dans la forteresse idéologique des constantes et mythes fondateurs de la Nation. Le passé récent et les dangers que l’on imaginait sur l’unité nationale en cas de consécration du tamazight sont encore frais pour mesurer lucidement cette avancée. Au plan sociolinguistique, politique et institutionnel enfin, c’est la mise à jour d’une nouvelle étape de combat culturel et identitaire amazigh. Il s’agit d’abord d’arracher un contenu concret à ce statut de langue nationale après avoir harmonisé l’ordre juridico-linguistique officiel pour lui rétablir une cohérence assumant le pluralisme linguistique du pays.
c) La nécessaire cohérence de l’ordre juridico-linguistique : Toute législation prétendant régir l’ensemble des personnes et du territoire de la nation, à plus forte raison lorsqu’elle touche au même domaine, en l’occurrence celui du champ linguistique, doit veiller à sa cohérence d’ensemble nonobstant la logique qui la domine. Ainsi, il saute aux yeux, en particulier après la promulgation de l’article 3 bis, que la loi de 1991 modifiée et complétée en 1996 et portant sur la généralisation de l’utilisation de la langue arabe ainsi que la loi portant code de l’information doivent être, au minimum, profondément amendées à la lumière de la nouvelle réalité constitutionnelle, mais aussi sous l’éclairage des traités internationaux ratifiés par l’Algérie, dont certains interdisent expressément la discrimination en matière linguistique et culturelle. L’enseignement de la langue nationale amazigh ne peut plus s’accommoder d’un statut facultatif particulièrement en régions berbérophones tout comme le contenu des programmes scolaires doit être refondu, notamment dans la partie concernant la matière de l’histoire. Par ailleurs, une langue nationale reniée depuis si longtemps et possédant, qui plus est, plusieurs variantes régionales, appelle tout logiquement à la mise en place d’un centre d’aménagement linguistique qui la restituera entre les mains des spécialistes, à l’abri des manœuvres et de la précipitation politiciennes. Il s’agit surtout de ne pas tomber dans les errements subis par la langue arabe. De manière générale, il y a lieu d’unifier les articles 3 et 3 bis et d’élaborer une loi-cadre qui consacre les voies et moyens humains et matériels de ce processus de réhabilitation linguistique au profit du tamazight. Il nous semble important de proclamer dans cette loi le principe de la discrimination positive au profit de la langue amazigh, et ce, au nom du droit à la réparation historique qui lui est due, mais aussi pour contrebalancer efficacement l’ampleur de l’inégalité réelle que plusieurs siècles de négation lui ont fait subir (soulignons au passage que ce principe tend à être consacré de plus en plus en droit international). Il s’agit de donner un contenu concret à ce statut de langue nationale, surtout que sur ce registre pratique, force est de dire que les limites de l’article 3 bis sont plus parlantes que les possibilités qu’il offre en soi dans l’immédiat, même si son alinéa 2 peut ouvrir une piste révolutionnaire en matière de modèle d’Etat pour notre pays.
d) Limites de l’article 3 bis :
D’emblée et même si cela est aussi une revendication du MCB, il faut remarquer que le statut de langue nationale ne remet nullement en cause la logique uniformisante qui est celle de tout Etat-Nation. Il en est même un instrument juridique classique. Il est évident comme peut le prouver l’exemple mauritanien que ce statut de langue nationale n’annihile pas la tendance sociale nationale et mondiale de minoration qui menace l’existence même des langues dominées. L’on imagine également bien que ce bilinguisme déséquilibré ou cette situation diglossique faite d’affrontement inégal entre une langue nationale officielle et une simple langue nationale (bis !) ne promet pas un avenir radieux à celle-ci. Même si le statut de langue nationale venait à être défini en termes de contenu, de droits, de moyens et d’échéances, l’officialisation, c’est-à-dire le droit et l’obligation juridique d’utiliser la langue dans tous les domaines de la vie quotidienne, est la seule garantie à même de permettre de sauvegarder et régénérer la langue dominée. Sur ce plan, les expériences diverses dans le monde montrent que l’officialisation est incompatible avec le modèle de l’Etat-Nation qui est le nôtre. C’est de ce point de vue que l’on peut dire que le 2e alinéa de l’article 3 bis qui reconnaît des variétés régionales à la langue amazigh est plus porteur de sens et de perspectives historiques et institutionnelles que son premier alinéa.
e) La refondation du modèle d’Etat actuel, perspective la plus intéressante de l’art. 3 bis :
Au delà de la proclamation symbolique et solennelle du statut de langue nationale pour tamazight, l’art 3 bis fait obligation à l’Etat d’œuvrer à « la promotion et au développement de tamazight dans ses diverses variantes régionales en usage sur le territoire national ». Même s’il ne s’engage pas à un enseignement obligatoire qui dépasserait celui, facultatif, de l’article 4 du décret portant création du HCA, on peut émettre l’hypothèse que le constituant profile ainsi, au moins, la réponse à la question du standard linguistique. Ne nous sommes-nous pas toujours interrogé sur quel berbère enseigner ? Si cette hypothèse se confirmait dans la pratique, la formulation d’une approche linguistique officielle ne nous aura pas, pour une fois, trop éloigné et c’est tant mieux, de la solution préconisée par les spécialistes en linguistique. S. Chaker, pour ne prendre que lui, conseille en substance d’éviter le purisme qui conduit à la création d’une langue de laboratoire et d’enseigner chaque variante amazigh dans son aire géographique parallèlement à la recherche de zones de convergences et de confluences lexicologiques, morphosyntaxiques et à une recherche et une production néologiques communes en comptant sur le temps et l’avancée de la conscience identitaire pan-berbère pour aboutir à une langue amazigh standard et unifiée par un processus respectant sa diversité initiale. Est-ce que pour autant que l’article 3 bis est devenu une solution miracle à la demande linguistique amazigh ? Loin s’en faut. Perspective intéressante, oui, solution-miracle, non. Quand bien même cette hypothèse se concrétiserait, l’alinéa 2 de l’article 3 est loin de remettre fondamentalement en cause l’essence de l’Etat-Nation. La reconnaissance de variétés linguistiques régionales au tamazight ne vaut pas reconnaissance des entités territoriales régionales qui les sous-tendent sans oublier la non-officialisation. En d’autres termes, cela ne remet pas en cause le caractère jacobin et centralisé de notre modèle d’Etat actuel. Cela ouvre néanmoins une sérieuse piste de réflexion vers de tels horizons. Il reste que toute solution définitive et démocratique de la question culturelle algérienne, notamment l’officialisation de la langue amazigh passent par la reconnaissance des entités régionales à la base de notre diversité et richesse linguistiques.
IV) L’Etat unitaire régionalisé, voie incontournable dans le processus d’officialisation dE Tamazight :
Le géographe italien Franco Farinelli disait, à juste titre, que l’histoire des trois premiers quarts du XXe siècle a été celle de la production d’espaces nationaux. Résultat d’un processus de décolonisation, cette production d’Etats et de nations s’est faite, dans nos contrées, d’une part, sur la base des paramètres géographiques qui ont présidé à l’occupation coloniale tout comme son organisation a été, d’autre part, marquée par le mimétisme du joug, dont elle était censée émanciper les ex-colonies. Tout comme sur son sol natal européen, la géographie colonial a été euclidienne, c’est-à-dire fondée sur les lignes géométriques, ou au mieux s’appuyant sur certaines caractéristiques naturelles du terrain (fleuves, montagnes...). Les indépendances reconduiront le modèle de l’Etat-Nation comme socle de légitimation d’oligarchies tribales ou claniques qui ont hérité du pouvoir d’Etat. Pourtant les spécificités sociologiques et les structures sociales de ces pays sont loin d’être adaptées au modèle de l’Etat-Nation. Les éléments culturel, sociologique et historique ont toujours été les grands absents de la science géographique, jusqu’à l’heure du réveil des identités locales et régionales à la faveur de la mondialisation et de l’universalisation des droits de l’homme. Aujourd’hui, le processus de décomposition de l’Etat-Nation est avancé dans son pays natal, la France. Si la mondialisation tend à créer de grands ensembles, elle induit, en retour, une dialectique inverse do’autonomisation des espaces culturels régionaux. Les identités et cultures régionales se réapproprient progressivement leurs espaces linguistiques et socioéconomiques. Loin de se limiter au seul aspect culturel, cette résurrection de l’identité locale et régionale est porteuse d’une forte demande de droits économiques et sociaux, mais aussi d’exigence de participation politique directe de la part des citoyens. Toute proche de nous, la révolte de Kabylie et des jeunes de la quasi-totalité des autres régions du pays confirment aussi qu’il n’y a pas que l’oppression linguistique qui pèse sur la société. Il y a véritablement une demande de développement loco-régional et de démocratie participative. L’Etat centralisé, même conçu sur le modèle de la République démocratique, produit la marginalisation et l’exclusion politique, culturelle, économique et sociale. Il génère un déséquilibre régional permanent, source d’inégalités sociales, d’exode rural et de désordres sociaux urbains. Il secrète une corruption endémique et génère des clientèles rentières prédatrices. C’est un schéma dans lequel l’oligarchie bureaucratique centrale a toujours raison de l’honnêteté et de la volonté des élus de la population. Or il ne s’agit pas de construire un Etat en soi ou pour soi mais un Etat au service des citoyens. Du point de vue d’une solution démocratique à la question identitaire amazigh, nous avons déjà eu à montrer combien le modèle de l’Etat-Nation tend plus à niveler les diversités et à appauvrir le champ culturel qu’à lui permettre de s’épanouir. Il en est ainsi au moment où la globalisation tend à uniformiser la culture mondiale pour la soumettre aux seuls critères des intérêts financiers du géant américain. Le modèle de l’Etat-Nation est l’organisation la moins indiquée pour contenir cette uniformisation appauvrissante. Seules les identités régionales dynamiques parce que quotidiennement vécues, peuvent résister à ce nivellement culturel. Nos plus proches voisins, les Etats européens, forment un ensemble géostratégique tout en se décentralisant au maximum pour faire face, alors que l’Union nord-africaine n’arrête pas de naître et de mourir au gré des humeurs d’une génération de dirigeants agrippés à leurs adversités du siècle dernier. Indépendamment des régimes politiques en place en Afrique du Nord, c’est surtout le modèle d’Etat-Nation qui constitue un obstacle à la construction d’un espace nord-africain. Le régime monarchique constitutionnel de la Belgique ne l’a pas empêché d’être un acteur fécond de l’Union européenne. Le modèle de l’Etat unitaire régionalisé est le seul à permettre sérieusement la construction d’un tel ensemble en Afrique du Nord en y impliquant directement et à la base les populations concernées qui, par ailleurs, relèvent d’un même terreau éthique. A l’heure de la complexité des problèmes et où les moyens et le temps mis à les régler comptent pour beaucoup, une décentralisation maximale des prérogatives de l’Etat central est la meilleure manière de concrétiser le développement. Il s’agit de revenir à la sociologie du peuple nord-africain, dont le meilleur exemple est la djemaâ du village. Il s’agit également d’être avec son temps en reconnaissant la culture comme paramètre principal d’un découpage territorial. Les régions, ainsi définies sur des critères culturels, devront jouir du maximum d’autonomie de décision, l’Etat central ne gardant qu’une compétence subsidiaire à l’exception des domaines des douanes, de la monnaie et de la défense nationale.

Ali Brahimi

Aucun commentaire: